ABC, en quête d’une bio sans labour
L’idée relève du défi : conjuguer l’agriculture de conservation des sols (AC) et la bio (AB). Ce que les initiés appellent l’ABC. Il s’agit de mettre le sol au cœur du système de production mais sans utiliser de glyphosate entre les cultures. De pratiquer la bio, sans devoir labourer pour détruire les mauvaises herbes. Y arrivent-ils vraiment ?

Qu’est-ce qui justifie l’attrait de cette idée encore très nouvelle ? Pour comprendre de quoi il retourne, il faut bien sûr partir de la définition. L’ABC réunit deux modes de production très en vogue, répondant à des problématiques environnementales, mais techniquement pointus et a priori difficiles à concilier. D’un côté, l’agriculture de conservation (AC) repose sur trois piliers : pas de charrue, couverts végétaux en permanence, diversité des cultures. Si l’activité biologique du sol est ainsi préservée, la plupart des pratiquants estiment qu’il n’y a pas d’autre moyen de gérer les adventices qu’avec du glyphosate. De l’autre, l’agriculture bio (AB) est guidée par le respect des équilibres naturels, en excluant l’usage de produits chimiques de synthèse. L’élimination des mauvaises herbes passe par le travail du sol. L’idée de l’ABC est de concilier ces deux cahiers des charges. Une gageure, a priori.
Les réseaux en place
« Ça marche très bien », assure le Belge Alain Peeters, au riche passé d’enseignant-chercheur et qui accompagne une dizaine de fermes outre-Quiévrain, plus une en France. « Mais l’ABC ne permet pas de supprimer totalement le travail du sol : on en fait très peu et ça reste superficiel, jusqu’à 3 cm de profondeur. » Avec une telle approche, l’objectif d’Alain Peeters est de démocratiser la pratique, encore « trop confidentielle », en Wallonie. C’est une particularité de l’ABC de ne pas avoir de cadre strict, au-delà de l’équation AB + AC = ABC inventée par le Suisse Maurice Clerc, ex-agronome du FIBL (Institut de recherche de l’agriculture bio). En France, divers réseaux se l’approprient à leur façon. Il y a notamment les Gab (Groupements d’agriculteurs biologiques), comme celui du Gers, les Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) bio, par exemple en Mayenne, et les chambres d’agriculture, dont celle de l’Ariège. « L’ABC est en passe de devenir un modèle plébiscité. C’est un excellent labo d’agronomie, qui préfigure l’agriculture de demain », juge le conseiller et formateur Mathieu Archambault (Icosystème), autre grand acteur du mouvement.
Des expérimentations se poursuivent
En Normandie, le nombre d’agriculteurs en ABC se compte sur les doigts des deux mains, confie Thierry Métivier, conseiller de la chambre d’agriculture. Mais le sujet intéresse, vu l’affluence de 140 personnes à la journée portes ouvertes dans une ferme en septembre. L’agriculture bio peut-elle se passer de labour ? Telle est la question à laquelle les participants ont eu des éléments de réponse. Elle est au cœur du programme Reine Mathilde, financé en grande partie par Danone. Après deux années d’essais, il en reste encore une pour tirer les conclusions. Mais un premier bilan montre que les rendements peuvent être au rendez-vous, ou pas selon la météo. « La bio sans labour est souvent au prix d’interventions mécaniques plus nombreuses », note Thierry Métivier. En Mayenne, une quinzaine d’agriculteurs du réseau des fermes Dephy « commencent à avoir des résultats intéressants » en ABC, souligne Thomas Queuniet, animateur du Civam bio 53. « Ça reste de l’expérimental. » Les agriculteurs parviennent à diminuer le travail du sol avec beaucoup de prairies, qui permettent de gérer les adventices, d’apporter de l’azote et de la fertilité. C’est plus compliqué pour les céréaliers, surtout en semis direct. Une exploitation représentative fonctionne avec une dizaine de cultures, et concernant les intercultures, avec un tiers en labour, travail du sol, un tiers en travail du sol réduit, un tiers en semis direct.
Diversité des profils d’agriculteurs
« Semer, puis récolter, rien de plus. » L’Alsacien Michel Roesch en parle comme du Graal. Lui et ses collègues agriculteurs bio de Base (Biodiversité, agriculture, sol et environnement) partagent la même quête dans leur réseau depuis la dernière décennie. Après avoir arrêté le labour en 2004, pour améliorer la structure du sol, le jeune retraité dit être allé « au bout du système » en passant à la bio quelques années plus tard, dans une logique économique. Les raisons du passage à l’ABC sont multiples. « J’observe un changement de regard chez les jeunes, signale l’animateur de Civam Thomas Queuniet. Cette nouvelle génération, diplômée ingénieur ou BTS, est sensible aux enjeux climatiques. Leur défi : parvenir au stockage de carbone, à la conservation des sols, en pratiquant la bio. Il s’agit de passionnés d’agronomie - certains regardent sur YouTube des conférenciers américains - et qui ont le goût du risque. » L’ABC concerne une diversité de profils, jeunes ou plus âgés, estime pour sa part le conseiller de chambre Thierry Métivier. « Seule une élite est prête à relever ce défi technique, d’après lui. Car il n’y a pas d’itinéraire balisé pour réussir. Mieux vaut être raisonnable en ABC, accepter de revenir à la charrue ponctuellement quand ça se passe mal. »
Diffusion des pratiques
« L’ABC arrive à maturité, ça commence à diffuser », se réjouit le formateur Mathieu Archambault. Co-organisateur des Rencontres de l’ABC, dont la 3e édition s’est tenue en septembre 2020 à Rambouillet, il lui prédit le même avenir que le semis direct, les couverts végétaux, réservés il y a quinze ans à des pionniers, devenus aujourd’hui des pratiques maîtrisées. Internet, les réseaux sociaux aident à cela. « Ver de terre production », organisme de formation et diffusion du savoir sur l’agroécologie, a aussi la sienne. Score d’audience : plus de 45 000 abonnés. L’organisme propose une dizaine de vidéos spécifiques à l’ABC en grandes cultures. Sur le même thème, Ver de terre production totalise une vingtaine de formations l’an dernier, pour quelque 250 personnes. Icosystème en organise aussi régulièrement, avec comme public « des groupes déjà en ABC, des agriculteurs en bio qui s’intéressent au sol, ou l’inverse », selon Mathieu Archambault. « Les profils restent très divers », souligne-t-il. Et d’adresser une mise en garde sur la prise de risque. « Dans l’ABC, sans solidité économique ni bagage technique en bio ou agriculture de conservation, ça peut être dangereux. »
J-C. D.