Les passeurs de mémoires, pour ne rien oublier
80 années après la Libération des camps, le devoir d’histoire demeure fondamental. C’est au travers des témoignages, de l’enseignement, de la littérature, du cinéma, de l’art, des musées, de lieux porteurs d’histoire, que les mémoires restent vives. Lorsque le temps fait son œuvre, détruit toutes les preuves tangibles, les passeurs de mémoires prennent le relais. Rencontre avec ceux qui perpétuent la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale.

Le 27 janvier 1945, le camp d’Auschwitz (Pologne), composé de trois camps (Auschwitz I (camp principal), Auschwitz II-Birkenau (camp d'extermination), et Auschwitz III-Monowitz (camp de travail), se voyait libéré par les troupes soviétiques. Derrière ces portes de l’innommable, les soldats ont tout de même trouvé des survivants. Auschwitz n’est pas devenu le symbole de la Shoah par hasard : il a réuni en son sein la criminalité et la barbarie absolues, le massacre de plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, sur plus de 10 millions de disparus.
Devoir citoyen
Laïziz Hadjadj est conseiller principal d’éducation (CPE) au lycée Albert Camus, à Nîmes. Après une formation rectorale sur la thématique de la Shoah, à l’académie de Montpellier, il a initié la mise en place d’un projet dans l’établissement Albert Camus, un programme annuel d’ateliers autour de la Seconde Guerre mondiale. « J’avais prévu vingt places, j’ai eu vingt-trois propositions. C’est ainsi que le projet ‘’ Histoire, mémoire et territoire de la Shoah dans le Gard ’’ a vu le jour, en mai 2024 », explique-t-il. Des ateliers, conférences, rencontres, visites, expositions ou projets à leur initiative, les élèves se sont investis pour faire vivre une aventure extra-scolaire qui leur tenait à cœur. Ce qui leur a permis, le 16 janvier 2025, de partir à Auschwitz : un aller-retour dans la journée rendu possible par l’académie de Montpellier, le Mémorial de la Shoah et la région Occitanie. « C’était un moment fort, symbolique, marquant. Je trouve fondamental que les élèves puissent se projeter. A une certaine époque, les jeunes de leur âge vivaient l’enfer absolu. Il y a l’enseignement théorique, par l’approche historique, matérielle, mais il est indispensable d’y ajouter une approche par la sensibilité, qu’ils saisissent réellement les enjeux », assure le conseiller d’éducation.
« Ne jamais oublier »
Ces parties prenantes du projet, ce sont de jeunes lycéens, entre 15 et 17 ans. Brillants, passionnés, sensibles, ils sont les futurs passeurs de mémoires. Pour Lyz, 16 ans, il était impensable de ne pas faire partie de ce groupe. « Pour moi, il est indispensable de transmettre la mémoire, pour ne pas oublier les faits et surtout éviter de les reproduire. J’ai envie d’en parler autour de moi, ce que j’ai commencé à faire avec ma petite sœur de 13 ans. C’est important qu’elle sache, qu’elle comprenne, pour ne jamais oublier. Les rescapés ne sont plus très nombreux, ceux qui restent sont très âgés, et beaucoup d’entre eux n’arrivent pas à parler de cette sombre période. Aujourd’hui, je suis fière de pouvoir apprendre et transmettre », explique-t-elle. L’évènement qui a permis à la plupart de ces jeunes de ne pas oublier, c’est notamment ce voyage à Auschwitz. Maya, 16 ans, le confirme. « J’ai été profondément marquée par cette sortie au camp d’Auschwitz, en janvier. Cela a été un peu le cas pour un peu tous, il me semble. C’était un projet d’une grande ampleur et c’était la première fois que je voyais un camp de concentration. En l’occurrence, le plus grand. C’était puissant. Pourtant, je n’ai pas réalisé sur le coup. C’était en rentrant, dans l’avion, que c’est devenu plus difficile, ainsi que le lendemain de retour au lycée. Psychologiquement et humainement parlant, ça a soulevé en moi de nombreuses interrogations. J’ai ressenti beaucoup de dégoût pour l’humanité, lorsque j’ai entendu, vu, et lorsque j’ai compris. Toute cette souffrance infligée, je ressens une immense incompréhension vis-à-vis de tout ça », livre-t-elle. « C’est aussi pour cela que je suis fière de voir que ces mémoires continuent d’exister au travers des vivants, que l’on se rappelle nos erreurs, 80 ans plus tard ». Une sensibilité et un engagement cruciaux pour Laïziz Hadjadj. « Ce qui est fabuleux, à mon sens, c’est de voir à quel point ils sont impliqués. Ils sont au-delà de mes attentes. Ce n’est pas un projet très drôle. C’est passionnant, certes, mais ce n’est pas fun. Pourtant, ils s’investissent à fond. Je sais que les élèves resteront marqués à vie par cette période et seront capables de passer les mémoires avec justesse aux générations suivantes. En cela, c’est une réussite », assure le responsable du projet.
Pour Lucien Castan, également élève au lycée Albert Camus, en terminale, appartenir à ce groupe est une expérience précieuse. Pour lui également, la visite du camp d’Auschwitz restera indélébile. « Malgré notre préparation à cette expérience, j’ai souhaité me dire que c’était comme un musée, j’ai préféré prendre du recul. Je ne savais pas ce que j’allais ressentir, ni même si j’allais ressentir quelque chose. Finalement, ça m’a mis dans une ambiance très particulière. A cet instant précis, nous ne parlons pas entre nous, le guide parle, nous avons des écouteurs, pour que tout le monde puisse bien entendre. Chacun est un peu dans sa bulle. Il faisait tellement froid, c’était dingue. Nous étions sous la neige, marchant dans ces lieux, on pouvait très bien imaginer le calvaire que toutes ces personnes ont vécu. Presque nus, ils n’avaient presque rien sur le corps. Ils étaient sûrement morts de froid. Dans l’oreillette, le guide nous racontait les atrocités qu’ils ont subies : l’on pouvait apercevoir leurs affaires ou même leurs cheveux. C’était très marquant, ça m’a remué. En cours, on parle de millions de morts. On n’imagine pas ce que ça représente. Aller sur place, ça m’a permis de me sentir plus proche de cette réalité. C’était important pour comprendre, pour concrétiser ».
D’après Lucien, « en apprendre autant nous permet d’être précis sur l’Histoire, d’être justes, notamment sur les détails. C’est un projet qui nous responsabilise, qui nous booste. Nous avons de la chance. Nous pouvons devenir des passeurs de mémoire ».
Charlotte Bayon
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Histoire et territoire
Stéphanie Froeliger est professeure d’histoire et géographie au collège d’Alzon (Nîmes). Enseignante depuis 25 ans, elle a toujours dédié une partie de son temps, hors programme de tronc commun, à la transmission des mémoires de la Seconde Guerre mondiale.
« Au tout début de ma carrière, à 25 ans, je faisais venir des personnes déportées de l’époque, un peu âgées mais encore parmi nous. Chaque année, nous écoutions leurs témoignages, progressivement tout cela s’est étiolé. Je suis passée aux témoignages d’enfants cachés, puis nous sommes passés récemment aux jeunes résistants de l’époque. Aujourd’hui, il ne reste plus beaucoup de monde », se désole-t-elle. Stéphanie Froeliger a mené bon nombre de travaux et fait participer ses élèves à plusieurs concours, notamment le célèbre Concours national de la résistance et de la déportation (CNRD), ou encore le concours d’Izieux (Loire). « Chaque année, nous passons une journée au camp des Milles, un camp de transit avant la déportation à Auschwitz. Nous nous sommes également déplacés à Auschwitz l’année dernière ».
S’ancrer dans les territoires
« La Grande Histoire, c’est la base de l’enseignement. Mais il y a aussi la mémoire locale, qui peut être un moyen d’ancrer les élèves au sein de leur territoire », explique l’enseignante. « C’est important de leur faire comprendre à travers des exemples : « regardez, à côté de chez nous, à une certaine époque, les communistes, ceux qui étaient opposés au nazisme, les juifs, ont été arrêtés, mis dans des petits camps pendant une année, puis déportés vers de plus grands camps, puis vers Auschwitz. Certains ont pu s’en libérer, s’échapper, certains d’entre eux ont même libéré la ville de Nîmes. Cela leur fait directement écho », assure-t-elle. « C’est mon cheval de bataille, je veux que mes élèves puissent voir de leurs yeux ce qu’il reste de cette époque, de cette triste histoire de la France. Je veux qu’ils repartent avec quelque chose, que ces futurs citoyens, futurs votants, aient les armes pour faire vivre la démocratie », explique l’enseignante.
Charlotte Bayon