Suicide des agriculteurs : la stratégie du Gouvernement pour lutter contre ce fléau
Les chiffres sont alarmants : en France, on compte plus d’un suicide d’agriculteur par jour. Julien Denormandie a présenté le 23 novembre sa très attendue feuille de route pour lutter contre le mal-être en agriculture. Décryptage.

Presque un an jour pour jour après avoir promis un « plan d’action opérationnel » pour lutter contre le suicide et le mal-être d’agriculteurs, le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie a dévoilé sa feuille de route sur le sujet le 23 novembre, en présence du ministre de la Santé et des Solidarités, Olivier Véran, et du secrétaire d’État chargé des Retraites et de la Santé au travail, Laurent Pietraszewski. Elle reprend de nombreuses propositions issues du rapport du député Olivier Damaisin (LREM, Lot-et-Garonne) et de celui de la sénatrice Françoise Férat (Union centriste, Marne), tous deux conviés à l’événement.
La rémunération, « mère des batailles »
Il faut dire que le constat est sans appel. D’après une étude de la MSA publiée en 2019, 372 non-salariés agricoles se sont donné la mort en 2015. Ce qui revient à plus d’un suicide d’agriculteur par jour. Bien que les données existantes ne soient ni récentes ni exhaustives, comme l’a déploré Olivier Damaisin, la surmortalité par suicide des exploitants agricoles est un phénomène observé depuis les années 1970. C’est ce que démontre le sociologue Nicolas Deffontaines dans une thèse très complète publiée en 2017. Dans son travail, le chercheur explique aussi que, contrairement aux idées reçues, le suicide paysan n’est pas seulement lié aux difficultés économiques mais aussi au sentiment d’être pris en étau entre héritage parental et autonomie, à la difficulté de transmettre l’exploitation et à l’isolement social, notamment professionnel. Dans son rapport adopté le 17 mars 2021, la commission des affaires économiques du Sénat pointait un facteur majeur sous-jacent au mal-être agricole : la faiblesse des revenus. Si cette thématique ne figure pas dans la feuille de route interministérielle, « la rémunération reste la mère des batailles », a déclaré Julien Denormandie, renvoyant à la loi Egalim 2 adoptée définitivement au Sénat le 14 octobre : « Cette loi Egalim 2 vient re-réguler totalement les relations commerciales. Je le dis, et je le redis : on ne lâchera rien sur cette question de la rémunération. »
+ 40 % pour l’accompagnement économique
La feuille de route ministérielle est construite autour de trois volets. Le premier, intitulé « Prévenir et accompagner », consiste essentiellement en des mesures économiques. Il est assorti d’une rallonge budgétaire d’environ 12 millions d’euros (M€) par an, a indiqué le cabinet du ministre de l’Agriculture dans une présentation à la presse le 22 novembre. Soit « une augmentation de 40 % des crédits financiers déployés jusqu’alors », a renchéri Julien Denormandie. Cette enveloppe de 12 M€ recouvre le doublement du budget consacré aux dispositifs départementaux d’accompagnement économique – que sont l’aide au diagnostic global de l’exploitation (audit) et l’Aide à la relance de l’exploitation agricole (Area) – qui passe de 3,5 à 7 M€ par an. En parallèle, les critères de recours à ces dispositifs seront assouplis. Pour l’aide à l’audit, le taux d’endettement requis sera abaissé de 70 à 50 % et l’État financera le diagnostic jusqu’à 1 500 € (au lieu de 800 € actuellement). Pour l’Area, la condition de contribution propre d’au moins 25 % du coût du plan de restructuration sera revue. « On va assouplir les modalités d’interprétation de cette condition en interprétant les ressources propres de façon beaucoup plus large que les simples ressources de l’agriculteur », a précisé l’équipe de Julien Denormandie. L’enveloppe inclut aussi la hausse du budget dédié à l’aide au répit, qui passe de 3,5 à 5 M€ par an et l’ouverture du droit à un capital décès pour les ayants droit d’exploitants à la suite d’un suicide, d’une maladie ou d’un accident de la vie privée, comme le prévoit le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS 2022). De plus, pour les familles endeuillées, la feuille de route prévoit « un accompagnement psychologique dédié […] par un travailleur social rattaché à la MSA ».
Comités de pilotage départementaux
Le deuxième axe de la feuille de route consiste à « humaniser » les relations et échanges avec les agriculteurs en difficulté. À cet effet, Julien Denormandie a annoncé la création d’un comité de pilotage dans chacun des 101 départements français d’ici fin 2022 visant à accompagner des situations de détresse agricole. « Ils incluront à la fois les organisations professionnelles, les chambres d’agriculture, la MSA, la coopération agricole, les associations, les vétérinaires et bien sûr les élus locaux et les services de l’État », a-t-il détaillé. Le ministre de l’Agriculture a encouragé « la profession agricole et à l’évidence les chambres d’agriculture » à « s’en saisir » dès à présent. « Constituez les comités territoriaux avec les préfectures, prenez les devants. C’est quelque chose que le monde agricole doit s’approprier », a-t-il déclaré. Ces futurs comités de pilotage départementaux seront appuyés par des référents locaux issus à la fois des cellules d’accompagnement économique existantes dans les directions départementales des territoires (DDT) et des cellules d’accompagnement social hébergées par les caisses locales de MSA.
Engagement des créanciers
Julien Denormandie a aussi salué les engagements pris par la MSA, les banques mutualistes et la Fédération française des assurances. Les trois institutions se sont engagées à être plus attentives aux signaux de mal-être, à renforcer la médiation et à rediriger vers les dispositifs d’accompagnement le cas échéant. La MSA a aussi promis de personnaliser davantage le traitement des dossiers, de limiter le nombre de relances par courrier pour de faibles créances, d’aménager la durée de l’échéancier de remboursement des dettes de cotisations sociales dans certaines situations « exceptionnelles » qui doivent être définies lors de « travaux d’approfondissement » et de procéder à des remises ou réductions de dettes « pour les agriculteurs en situation de précarité qui font face à l’impossibilité de rembourser les indus de prestations réclamés ». Dans le troisième et dernier grand axe de la feuille de route, l’idée est de développer et de structurer le réseau de sentinelles en recrutant davantage de volontaires familiers du milieu agricole (voisins agriculteurs, MSA, chambres d’agriculture, organisations professionnelles, coopératives, institutions financières) et de l’élargir à de nouveaux acteurs, comme La Poste et les élus locaux. Les Safer auront aussi « un rôle clé dans la détection des situations financières difficiles, indique le dossier de presse, et pourront apporter des solutions (allègement des charges, solutions de portage…) ».
L. M.
Identifier une souffrance psychique
L’enjeu de la santé mentale est revenu sur le devant de la scène lors de la présentation de la feuille de route avec une volonté de l’État de former davantage aux « premiers secours » dans tous les milieux professionnels et chez les jeunes, notamment dans les établissements d’enseignement agricole. « On n’a pas appris aux Français à identifier les “gestes” qui sauvent dans le domaine de la santé mentale. Or, je peux vous dire qu’avec une formation qui peut se faire en ligne – en mooc – ou en ateliers, en quelques heures, vous êtes capable d’identifier dans un dialogue avec quelqu’un, s’il présente des symptômes légers, modérés ou sévères, pour pouvoir l’orienter vers un parcours de soins spécifiques », a expliqué Olivier Véran.
Le droit commun s’applique aux agriculteurs

Pour prévenir et répondre à la détresse des agriculteurs, plusieurs dispositifs de droit commun peuvent être mobilisés aussi bien par les exploitants et les salariés agricoles en difficulté.
«Les dispositions de droit commun [sur la santé mentale] peuvent et doivent bénéficier aux agriculteurs », a déclaré le ministre de la Santé et des Solidarités, Olivier Véran, le 23 novembre, durant la présentation de la feuille de route interministérielle. Ce dernier faisait référence au forfait de huit séances chez un psychologue prises en charge par l’Assurance maladie. Une mesure qui a été validée par le Parlement dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS 2022). Le dispositif prévoit un remboursement de la première séance de bilan initial au tarif de 40 €, et de sept séances de suivi au tarif de 30 €. Pour en bénéficier, il faut satisfaire plusieurs conditions : être adressé par son médecin traitant, consulter un psychologue conventionné et volontaire pour participer au dispositif et ne pas faire l’objet d’un dépassement d’honoraires.
Le 3114 renvoyé vers le numéro d’Agri’écoute
Olivier Véran a rappelé qu’un nouveau numéro d’appel gratuit pour la prévention du suicide a été lancé à l’échelle nationale le 1er octobre : le 3114. « Nous travaillons avec Julien Denormandie pour le rapprochement [de ce numéro] avec [le numéro d’appel de la MSA] Agri’écoute, sachant qu’Agri’écoute a la particularité de parfaitement connaître le monde agricole, ses spécificités y compris les troubles de la santé mentale », a indiqué Olivier Véran. La veille, le cabinet du ministre de l’Agriculture avait expliqué qu’un « protocole d’articulation » sera établi « au cours du 1er semestre 2022 » pour permettre un « renvoi fluide » des appels d’agriculteurs au 3114 vers le numéro de téléphone d’Agri’écoute (09 69 39 29 19).
Redoubler de vigilance
Le ministre de la Santé a également évoqué l’existence du programme VigilanS déployé dans onze régions métropolitaines depuis janvier 2021. Ce dispositif facilite le suivi des personnes ayant fait une tentative de suicide pour éviter la récidive. L’objectif est que chaque région dispose d’un dispositif opérationnel en 2022. « Il est nécessaire de prévenir la contagion suicidaire car il est attesté que les personnes exposées directement ou indirectement à un événement suicidaire sont plus à risque elles-mêmes d’avoir des idées suicidaires ou de passer à l’acte », a indiqué la Direction générale de la santé. Deux dispositifs pour le maintien en emploi peuvent être mobilisés après une tentative de suicide. Il s’agit des contrats de rééducation professionnelle en entreprise (CRPE) et des essais encadrés. « Ils permettent, quand un exploitant agricole ou un salarié agricole a eu un arrêt de travail longue durée, de revenir dans le monde professionnel de façon adaptée pour tester une reprise de travail », a détaillé l’équipe de M. Pietraszewski. Par ailleurs, le cabinet du secrétaire d’État a indiqué qu’il saisira « très prochainement » la Commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (Cosmap) afin d’améliorer les conditions de prise en charge des pathologies psychiques des agriculteurs.
L. M.